lundi 2 février 2009

La belle vie du physicien

Voici un texte de Luca que j'ai traduit (voir l'original en italien ici) - je le trouvais intéressant, j'espère que vous l'apprécierez aussi!

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Il est presque midi. Après m’être retourné quelques fois dans le lit, je dois élaborer un plan pour maintenir la chaleur qui me permettra d’arriver sain et sauf à mes vêtements en cet après-midi d’hiver; les yeux rougis par le mal de tête, je sors de la chambre et croise le regard de mon père qui me dit, avec un sourire que je qualifierais d’indisposé – et peut-être d’un peu irrité : « Elle est vraiment belle, la vie du Physicien! ».

Le flot de ses paroles continue – non, peut-être est-il fini, mais leur écho continue de rebondir dans ma tête. Je suis brutalement ramené aux pensées de la soirée précédente, quand j’avais commencé ou plus exactement recommencé – encore - le calcul de ce tenseur de spin qui me rend fou depuis des jours, sur ces feuilles format A3 qui, parfois, ne sont même pas assez grandes pour contenir l’entièreté des formules en théorie des champs – et qu’il soit bien compris que je parle ici des formules en notation compacte – sur ces feuilles gravées à l’encre de ce stylo qui marque mon majeur d’un cal que je porte maintenant depuis des années – depuis que j’ai commencé à écrire en tenant ce stylo plus comme une arme que comme un instrument, depuis que j’ai commencé à parler tout seul pour me rendre mieux compte de ce que je dis, depuis que j’ai commencé à parlé à Dieu; je débute en caressant la feuille du revers de la main, j’en sens l’odeur, je scrute son immaculation, puis je commence à la marquer de ces signes qui pourraient avoir été Ses choix et je Lui demande pourquoi Il a fait les choix qu’Il a faits ou si, au contraire, ces choix ne nous semblent des choix que parce que nous ne voyons pas encore qu’il n’aurait pas pu en être autrement, qu’ils sont des nécessités ; et je calcule un tenseur de spin, mais il s’avère trop général : il n’est pas un cas spécial de complète antisymétrie mais devrait l’être – ou peut-être ai-je mal vu au début ? – mais il me semble que non, j’ai fait les calculs plusieurs fois, ces calculs-ci je les ai fait plusieurs fois, obtenant toujours le même résultat et je les ai refaits avec des méthodes et par des voies alternatives, toujours le même, mais les autres calculs ne donnent pas ce qu’il me semble avoir deviné, peut-être me suis-je trompé ou simplement n’ai-je pas fait assez attention – il faudra les refaire, concentré; cette fois, cela donne exactement ce que je voulais : j’avais raison - ou peut-être pas, après tout j’ai refait les calculs deux fois et ils m’ont donné une fois raison et une fois tort, il serait mieux de les refaire encore une fois, concentré ; encore une fois, cela fonctionne, je pense que maintenant, peut-être, oui, c’est vrai que cela fonctionne, mais pendant que je calculais, il m’est venu l’idée que j’aurais peut-être pu voir la chose différemment, essayons d’y penser un peu – c’est certain, y penser maintenant que les calculs semblent fonctionner est stupide, mais d’un autre côté, je ne dois pas chercher de comprendre l’univers pour avoir raison, je dois chercher d’avoir raison dans ma compréhension de l’univers, ce n’est pas la renommée, mais la curiosité ; je dois être fatigué car j’ai perdu la dernière demi-heure à fixer la feuille griffonnée et il fait maintenant nuit noire : les calculs prennent tellement de temps ! – mais je ne peux pas aller au lit comme ça, sans avoir vu au moins qu’il peut y avoir un indice de solution, un début de résolution ; quand bien même j’irais au lit, je ne réussirais pas à éteindre mon cerveau, je ne dormirais pas ; je vais me promener, il fait très froid mais c’est mieux comme ça, ça me réveillera un peu et il y a cette odeur de pain ; je n’ai même pas un euro sur moi, non, j’ai deux euros et des broutilles : je pourrai acheter le pain frais, comme la nuit ; je parle un peu au boulanger, je sors, je mange, ça va mieux, je n’ai pas pris de jus, je n’avais pas mon portefeuilles, c’était déjà inespéré d’avoir deux euros, mais Marie-Hélène sera fâchée parce qu’elle dira que je n’ai pas mangé ma ration de fruits quotidienne – je volerai une pêche dans le champ, oui, c’est ça - une pêche en hiver ! – aujourd’hui ça sera comme ça pour les fruits… Dans la maison, la tiédeur du chauffage m’assoupit un peu, mais la balance est que je suis quand même plus réveillé que lorsque je suis parti et je me remets devant la feuille - non - je me promène dans la chambre, j’ai les idées peu claires et ce n’est pas bon signe, le lit m’appelle, mais la curiosité de voir comment sont les choses est plus forte, je m’assois, commence à penser, oui, oui je le vois, non, ça j’y ai déjà pensé avant, non, non je le vois, je le vois, en fait, peut-être, peut-être – rien, ça ne peut pas se voir comme ça, je dois faire le calcul, il me dira si j’avais raison ou non ; je suis un peu perdu dans mes pensées, je tiens avec quatre doigts de la main gauche les quatre termes que je dois additionner alors que mon pouce, appuyé sur la feuille, sert de levier ; je fais la somme, je simplifie, non, non j’ai simplifié en laissant trop peu de traces, je ne sais plus si j’ai déjà additionné les connections – merde ! - le travail de la dernière demi-heure est aux ordures, je dois le refaire, mais je pense avoir vu, entre temps, que le comportement était celui attendu – excellent ! - je m’y remets, excité, concentré ; je fais attention, les quatre doigts sur les termes spatio-temporels à additionner, je dois me rappeler que le temps entre avec le signe opposé de la métrique, ça va, je le vois, une heure de calculs et je vois le résultat, nous y sommes, il fait tellement nuit que c’est déjà l’aube, mais je vois le résultat, oui, très bien, je l’encadre – deux fois – et je l’encercle, ça va bien, j’ai refait les calculs plusieurs fois, le résultat est le même et c’est celui que j’avais imaginé, j’ai eu une belle intuition ; je contrôle, je fais un exemple de cas particulier, le livre me donne quelques ordres de grandeurs en trop – ça ne va clairement pas, je dois avoir mal recopié les coefficients, je regarde dans un autre livre et c’est plus clair : il y a deux ordres de grandeur en trop - mais comment ? - ça va, les calculs sont corrects, cela ne peut pas me donner quelques choses d’aussi différent, ça ne serait même plus une erreur tellement c’est insensé – merde ! - non, ce n’est pas merde mais un blasphème qui m’échappe, un de ceux qui ne serait compris de personne : une ligne de crayon à travers le résultat encadré et encerclé, un coup de hache de guerre à Dieu qui a fait l’univers intelligible mais trop difficile – au moins pour moi, au moins pour ce soir ; je suis fatigué, je ne réussirai plus à voir ce que j’espérais, un autre blasphème, une autre ligne et je déchire la feuille ; il y a pire que moi, il y a ceux qui travaillent sur un projet pendant des années avant de voir un résultat, et il y a encore pire, ceux qui travaillent pendant des années avant de voir que le résultat auquel ils ont cru toute leur vie est faux ; et je me sens comme eux, je me sens un esprit parmi tous ces autres qui aspirent à concevoir ce que l’esprit de Dieu a pensé au moment de lancer tout ça, je me sens partie de ceux qui ont saisi tant de choses, de ceux qui en ont saisi peu et aussi de ceux qui n’ont rien saisi, je sais comment ils se sentent, je sais ce que cela veut dire de passer la nuit à penser, à se promener pour débusquer l’inspiration comme si l’inspiration se trouvait en quelque lieu matériel - mais quand tu n’as rien d’autre tu fais aussi comme ça - et tu te rends compte que tu es en train d’explorer la chose la plus grande, la plus profonde et plus complexe qu’il y ait, et qu’il y a un moyen de la faire tienne, pour toi, pour l’humanité entière, et que la possession de cette chose pourrait être le but ultime de l’intelligence humaine, du genre humain, tu te sens rempli de cette énergie qui te pousse aux limites de ta capacité mentale, sachant que cela pourrait aussi te détruire car si, après des années et des nuits passées à chercher à en comprendre une partie tu voyais qu’il se pourrait que tu ne puisses pas y arriver, cela te détruirait vraiment, il y aurait à l’intérieur de toi un poids si lourd qu’il te noierait. Peut-être n’ai-je pas pensé toutes ces choses, peut-être n’était-ce qu’un rebond de ce poids qui s’est retourné en moi au moment où l’écho de ces paroles a retenti – ou peut-être le flot de paroles n’était-il pas fini : « Elle est vraiment belle, la vie du Physicien! ».
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2 commentaires:

Anonyme a dit...

salut!
Il me semble que t'écris pas beaucoup de ces temps-ci... Occupée??
Isa

Marie-Hélène a dit...

Je sais, je suis terrible ;-D
Je suis au CERN pour la semaine... J'ai plein de messages en tête mais je n'ai pas encore eu le temps de les publier...

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